Ce jour, sort sur un nombre beaucoup trop limité d'écrans " Pater " d'Alain Cavalier et Vincent Lindon.
Alain Cavalier décrit ainsi l'origine de ce fim : " A cause ... A cause d'un verre de Bordeaux ..."
Le poème repris ici lui appartient ... Je me contenterai du verre de Bordeaux avant d'aller admirer cette " oeuvre de création " !
" Pater
1
Dieu le père, d'abord.
Enseigné au pensionnat religieux.
Par des prêtres que j'appelais : "Mon père".
Mon père biologique.
Dans mon adolescence,
Je le regarde exercer son pouvoir
Sur sa femme, sur mon frère et moi,
Sur ceux qui travaillent à ses ordres.
Mon père est Directeur des finances de la Tunisie
Sous le Protectorat français.
De Gaulle a quitté le pouvoir et voyage.
- Alors que faites-vous ici ? demande-t-il à mon père.
- Mon général, nous faisons tout pour garder ce pays à la France
- Et bien, vous avez tort.
Quatre ans après, ce pays accède à l'indépendance.
Pater
2
Je commence à faire des films.
L'affrontement des clans irréconciliables.
L'argent lourd.
Le matériel encombrant.
La force des comédiens aimés du public.
J'analyse. Je ruse, je cherche. J'essaye ;
L'invention de la caméra vidéo fissure les pouvoirs,
Je me sens plus libre,
Grâce à la présence de mon producteur Michel Seydoux.
Mon père meurt.
Sans une vraie réconciliation entre nous deux.
Je l'ai entendu plusieurs fois crier :
- J'aurais pu être Président de la République !
J'ai respecté son courage d'aveugle, de paralysé.
Aujourd'hui, je vois bien dans les miroirs
Que je deviens son clone à toute vitesse.
Ai-je comprimé tout ce qu'il a déposé en moi
A cause du jugement que je portais sur lui ?
Pater
3
Je rencontre un homme que j'estime.
Vincent Lindon, comédien.
Il m'attire.
Mais je ne veux pas reprendre mon ancien métier de directeur d'acteurs.
Je ne filme que des personnes et plus des personnages.
Nous parlons dans des bars d'hôtel.
Nous aimons ces lieux de passage.
Un après-midi, en buvant un verre de Bordeaux,
Je le contemple avec plaisir.
J'ai une certitude : c'est mon fils.
Je suis son père.
J'accepte mon père et moi, enfin réunis.
Quelques minutes de bonheur.
Pater
4
Je déterre un vieux projet qui me poursuit.
Le récit de l'enfant prodigue dans les Evangiles.
Un père a deux fils qui travaillent avec lui.
Las de son autorité, avide de liberté,
Le cadet demande sa part d'héritage.
Il court le monde.
Il claque tout.
Il revient, se met à genoux devant le père, demande pardon,
Le père ordonne une fête pour célébrer ce retour.
Le fils aîné se met en colère.
- J'ai travaillé dur et tu dépenses de l'argent pour ce vaurien !
Le père dit - Il était parti. Il est revenu.
Pater
5
Je vais voir Vincent Lindon à Calais.
Il y tourne un film.
Il est maître-nageur.
Il entraîne un jeune immigré clandestin entre la France et l'Angleterre.
Nous calons un accord :
faire un film ensemble.
Un film autour de nous deux : lui, comédien, moi, filmeur.
Ca pourra durer un an.
Nous tournerons à ses jours de libres.
Dans sa chambre d'hôtel, nous nous filmons
chacun avec ma caméra,
affirmant notre pacte.
C'est ce que nous faisons ensemble de plus important
depuis que nous nous connaissons.
Je ne lui parle même pas de l'enfant prodigue.
Je sais seulement que cette histoire
ne sera pas celle du film
Mais que le film baignera en elle.
Pater
6
J'ai toujours été un grand amateur
de récits autobiographiques.
Surtout écrits par ceux qui nous gouvernent.
Et cela depuis La Guerre des Gaules de Jules César
que je traduisais au collège.
Je préfère encore plus
Les comptes-rendus de leurs collaborateurs
qui les ont observés.
Je partage avec Vincent la joie devant un détail
qu'aucune n'aurait pu saisir dans la vie
car il s'agit de l'intimité invisible et libre du pouvoir.
Je partage avec lui aussi
ce goût du geste juste, particulier, qui tue le cliché.
Au fil des mois, Vincent ne va-t-il pas se lasser ?
Je ne propose encore rien de précis.
Je me contente de conversations.
Sans perspectives cinématographiques.
C'est à ce moment que le fantôme de mon père
me prend la main et m'entraîne
Là où je dois aller avec Vincent.
Pater
7
Au bar de l'hôtel Meurice, rue de Rivoli,
je propose à Vincent une structure pour notre film :
nous nous filmons tous les deux
dans notre vie courante.
Et sous l'oeil du spectateur,
Nous nous transformons régulièrement
et selon les circonstances
en personnages de fiction
avant de revenir à nos affaires du jour.
La fiction est la suivante :
Cavalier est Président de la République
Il est usé par un combat sans fin
pour satisfaire sa passion du pouvoir
et son obsession de réduire les inégalités.
Il propose à Lindon d'être son Premier Ministre.
Quelques réformes aboutissent.
Quelques batailles se gagnent.
L'énergie du Président décline.
L'étoile du Premier Ministre grandit.
On le pousse à se présenter aux présidentielles.
Il hésite... il cède. Il pose sa candidature.
Remonté par la trahison de son "fils",
le Président part à l'assaut d'un deuxième mandat.
Il est battu.
Le Premier Ministre prend sa place.
Leurs femmes sont ravies.
Sauf le fils du Premier Ministre.
Pater
8
Toujours dans la fiction,
après le scrutin,
l'ex-président passe son temps libre
à visiter son vieux père.
Ils profitent l'un de l'autre.
Le père dit à son fils une phrase
Que le père de Cavalier a réellement prononcée :
- Je me suis réconcilié avec Dieu.
- Et avec toi-même, lui répond Cavalier-Président.
Cette séquence sera mise en chantier en fin de tournage
Dans quel état d'esprit serons-nous à ce moment,
Vincent et moi ?
Tout est imprévisible. Tout est possible.
Même que Cavalier joue son propre père.
Même que Lindon soit Cavalier en fils...
Pater
9
Pour le film,
Les emprunts sont faits
à un grand nombre de politiques
de tous les temps.
Il n'y a aucun modèle précis.
Aucune représentation du pouvoir
comme au journal télévisé
comme dans les documentaires
comme dans les films et téléfilms.
Seulement deux être humains,
Lindon et Cavalier
Qui "imaginent" la volonté de puissance
et la proposent à un troisième :
le spectateur.
Ensemble, nous pouvons jouer au grand jeu
violent et drôle
d'avoir un double compensatoire,
vénérable
et piétinable,
puis de revenir à nous-mêmes,
peut-être plus informés de notre véritable nature.
Pater
10
Ce film n'a pas de but politique apparent.
Il sous-entend que nous sommes
autant une communauté de terriens
que les enfants de notre village.
C'est vivre plus grand et plus difficile.
Ce film est au plus près
de Vincent Lindon et d'Alain Cavalier.
Sa vitalité à lui,
sa curiosité,
son humour.
Mon passé à moi,
mon ironie devant l'avenir,
ma confiance dans le cinéma.
Demandons à Dieu, uniquement celui de la bonté,
Que tout cela soit réuni dans notre ouvrage.
Alain Cavalier, 2010.